Clarification sur la notion d’intérêt public et d’intérêt général

Par Émilie Guiraud

Chercheure, Chaire Justice sociale et IA

 

Et Anne-Sophie Hulin

Titulaire, Chaire Justice sociale et IA

 

Mise en contexte

L’objectif de nos recherches vise à s’intéresser aux données d’intérêt général et d’en préciser tant les contours que leur rôle du point de vue de l’innovation sociale.

Il faut d’emblée préciser que la notion de donnée d’intérêt général ne constitue pas une notion juridiquement consacrée en droit québécois. Cette notion est davantage empirique en ce qu’elle matérialise l’idée que certaines données jouissent d’un potentiel d’innovation sociale et que pour cette raison, il conviendrait d’en libéraliser l’accès à des fins de partage.

L’intérêt général viendrait ainsi tempérer les intérêts privés et particuliers qui fondent les restrictions d’accès à certaines données. Sous couvert de cette notion, peuvent s’entremêler des données transsectorielles, publiques comme privées, parfois à caractère personnel et avec un degré de sensibilité plus ou moins grand. La donnée d’intérêt général serait ainsi une méta catégorie établie au regard du bénéfice escompté du point de vue de la collectivité.

Ce faisant, il convient de s’interroger si l’intérêt général constitue un motif « socialement acceptable » pour élargir l’accès à certaines données, y compris personnelles, ce qui implique, de prime abord, de comprendre, mais aussi de clarifier ce qu’est et recouvre l’intérêt général pour mieux appréhender les contours de ce type de données. Or, comme nous allons le voir, ceci est loin d’être une tâche aisée.

L’intérêt général : un pour tous et tous pour un ?

Le dictionnaire le Larousse le définit comme une « conception de ce qui est bénéfique à l’ensemble des membres d’une communauté ». L’intérêt général est tantôt défini comme la somme des intérêts communs tantôt comme un intérêt qui s’avère être supérieur à la somme des intérêts particuliers. Somme toute, l’intérêt général semble désigner les besoins que commande la population à un lieu donné et à un moment donné [1].

L’intérêt général est à la croisée des intérêts privés et publics [2] ce qui rend cette notion « à la fois imprécise et déterminante de l’équilibre social et juridique » [3]. À cela, ajoutons l’ancrage culturel d’une telle notion. L’intérêt général ne recouvre pas la même réalité d’une juridiction à une autre en ce qu’il s’inscrit toujours dans un ordre politique et social précis qu’il fluctue selon la période considérée. Par exemple, la notion d’intérêt général diffère certainement selon que l’on l’explore au Québec ou le reste du Canada, et même dans d’autres juridictions parentes du Québec (ex : la France).

Si les contours de la notion d’intérêt général sont difficiles à dessiner à ce stade, il semble dès lors opportun de procéder par comparaison. De là surgit la notion d’intérêt public. Le droit québécois du numérique ne fait pas référence à l’intérêt général, contrairement à la notion d’intérêt public qui, pour sa part, est non seulement présente, mais également diffuse. Dès lors, quel rapport entretiennent ces deux notions ?

L’intérêt général est-il un synonyme de l’intérêt public ?

Bien que l’intérêt public se définit, selon l’Office québécois de la langue française comme un « ensemble des intérêts vitaux qui sont favorables à tous les citoyens », son appréhension par le droit est complexe en ce qu’elle est susceptible d’une pluralité de sens. Chacune de ses significations se détermine au cas par cas [4].

En effet, l’intérêt public est un concept juridique que l’on retrouve dans différentes branches du droit. Celui-ci est expressément précisé dans les lois, « lorsqu’il procède lui-même aux délimitations des différents droits et valeurs contradictoires » [5]. Dans ce cas, la loi précisera précisément quels sont les droits et obligations afférents. Par exemple, l’article 67.2.1 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels prévoit que des renseignements personnels peuvent être communiqués sans le consentement des personnes concernées, à une personne ou à un organisme qui souhaite utiliser ces renseignements à des fins d’étude, de recherche ou de production de statistiques. Cependant, cette communication ne pourra s’effectuer que si l’évaluation des facteurs relatifs à la vie privée est concluante. Ce sera le cas, notamment, si l’objectif « l’emporte, eu égard à l’intérêt public, sur l’impact de la communication et de l’utilisation des renseignements sur la vie privée des personnes concernées ».

L’intérêt public peut aussi être implicite et donc se déduire de certaines dispositions législatives, c’est-à-dire qu’il ne viendra pas « délimiter lui-même le sens concret des droits et obligations » [6]. Son interprétation sera, à ce moment-là, laissée à la discrétion de l’interprète ou de l’instance chargée d’appliquer le texte en question. Par exemple, dans l’affaire Valiquette [7], la Cour d’appel nous enseigne que la protection de la vie privée et le droit du public à l’information sont paritaires. Cependant, selon les circonstances et si l’intérêt public le justifie, il sera possible de porter atteinte à l’une des composantes du droit au respect de la vie privée [8]. C’est le cas lorsqu’il est de l’intérêt public d’avoir connaissance d’une certaine information [9], par exemple lorsque celle-ci est liée à une personne ayant acquis une certaine notoriété.

D’une manière générale, il faut entendre l’intérêt public comme un cadre de référence qui aide à résoudre les contradictions entre les différents droits et intérêt en présence [10] et qui  établit, en droit positif, diverses valeurs et équilibres nécessaires au fonctionnement de la société [11]. En ce sens, l’intérêt public pourrait être vu comme un « réservoir d’arguments » ayant un « effet de légitimation important » [12] du point de vue de la gouvernance de la société.

Il est donc un des piliers de la construction de l’ordre juridique social puisqu’il « fournit et cristallise les motifs qui rendent légitimes les limites qui doivent être posées aux droits fondamentaux afin de les concilier avec d’autres droits et valeurs » [13].

En droit du numérique, la notion d’intérêt public a une forte résonance dans la mesure où ce concept se retrouve dans plusieurs lois comme la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnel [14] et la Loi sur la gouvernance et la gestion des ressources informationnelles des organismes publics et des entreprises du gouvernement [15]. Elle est aussi sous entendue dans la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé [16].

L’intérêt public a un effet dérogatoire, perturbateur en droit du numérique, car bien souvent, elle intervient pour tempérer (voire contourner) le régime ordinaire d’accès aux données sur la prémisse du respect de la vie privée. Dans ce contexte, l’intérêt public répond de motifs impérieux comme la transparence du gouvernement, la santé publique, la sécurité publique ou encore les risques pour l’environnement, etc. Répondant de motifs impérieux, on comprend dès lors que « l’intérêt du public et l’exercice de la démocratie requièrent que soient mis de côté la vie privée des individus, le secret professionnel et le secret administratif, pour ne nommer que ceux-là » [17]. Il est un « construit social » destiné à évoluer et non comme une donnée immuable [18], à l’instar de l’intérêt général.

Cependant, nul ne saurait confondre les deux notions. L’intérêt public correspond davantage à un motif supérieur et/ou à une dimension organique relative à l’État et aux organismes publics. Elle se veut donc un concept plus précis et restreint que l’intérêt général. Concernant ce dernier point, le Professeur Pierre Trudel souligne que « comme principe de cohérence, l’intérêt public est perçu comme devant nécessairement inspirer l’action législative » [19].

Une démarche exploratoire

Au regard de ces éléments, nous pensons que l’intérêt général intéresse la collectivité et peut relever d’un intérêt public et/ou privé. En ce sens, l’intérêt public serait nécessairement un intérêt général. Mais, tout intérêt général ne relève pas forcément d’un intérêt public.

Si ces concepts s’entremêlent étroitement, ils ne sauraient être pleinement substituables l’un à l’autre. En effet, en droit du numérique, ces deux concepts répondent de revendications distinctes du fait que l’intérêt public et l’intérêt général ne jouent pas sur le même plan. L’intérêt public intervient dans le régime juridique des données : il est un motif d’exception. L’intérêt général teinte la donnée d’une portée collective. Car, telle que nous le comprenons en pratique, la donnée d’intérêt général est une donnée hybride, relevant d’intérêts publics comme privés, et dont l’usage aura nécessairement une plus-value pour la société ou la collectivité. C’est au regard de ce dernier élément que la donnée d’intérêt général se dessine et se singularise. Et c’est également du fait de sa portée que certains en appellent à une plus grande libéralisation de leurs modalités d’accès. Reste alors à déterminer quelles sont, peuvent, doivent être les données d’intérêt général. Tel est l’objet de nos recherches.


Bibliographie :

[1] Truchet, Didier. « La notion d’intérêt général : le point de vue d’un professeur de droit », LEGICOM, vol. 58, no. 1, 2017, pp. 5-11.

[2] Mekki Mustapha, L’intérêt général et le contrat: contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2004, n°78

[3] P. Godin Robert, « L’intérêt général – Commentaire sur l’article 982 du Code civil du Québec ou «JE PUISE, MAIS N’ÉPUISE» », Revue du Barreau, 2010, EYB2010RDB101

[4] Trudel Pierre, « L’intérêt public en droit français et québécois de la communication », p. 185, dans Emmanuel DERIEUX et Pierre TRUDEL, (éds.), L’intérêt public, principe du droit de la communication, Paris, Éditions Victoires, 1996, 192 p.

[5] Ibid, p.183

[6] Ibid, p.184

[7] The Gazette c. Valiquette, 1996 CanLII 6064 (QC CA)

[8] Diane Larose, « Le droit à la vie privée des fonctionnaires municipaux », Développements récents en droit municipal (2000), Service de la formation permanente du Barreau du Québec, 2000, EYB2000DEV1001

[9] Aubry c. Éditions Vice-Versa, [1998] 1 R.C.S. 591, par. 58 ; voir aussi Geneviève Grenier et Nicolas Sapp, Le droit à l’image et à la vie privée à l’ère des nouvelles technologies, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2009), Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2009, EYB2009DEV1626

[10] Trudel Pierre, op. cit., 1996

[11] Ibid, p.189

[12] Trudel Pierre, Interview de Pierre Trudel, « Usage abusif de la notion d’intérêt public? » dans le Café Show, 10 février 2020, Radio-Canada OHdio (en ligne : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/le-cafe-show/segments/entrevue/154356/interet-public-definition-economie-politique-projets–energie)

[13] Trudel Pierre, « L’intérêt public : son rôle et les rouages de sa détermination », Open Justice / La transparence dans le système judiciaire, (en ligne), 2017, p.35

[14] A-2.1 – Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels

[15] Chapitre G-1.03, Loi sur la gouvernance et la gestion des ressources informationnelles des organismes publics et des entreprises du gouvernement

[16] P-39.1 – Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé

[17] Doray Raymond, « L’éthique du secret et de la transparence : grandeurs et misères de la confidentialité et de l’accès à l’information à l’ère de Facebook et de Wikileaks », Éthique, profession juridique et société, Collection de droit 2011-2012, École du Barreau du Québec, vol. Hors série, 2011, EYB2011CDD304

[18] Simard Noël, « Table-ronde de l’APEC tenue au Centre d’éthique de l’Université Saint-Paul », 2003, (en ligne)

[19] Trudel Pierre, op. cit., 2017

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