Données et villes durables : Perspective franco-européenne sur les enjeux juridiques de l’exploitation des données urbaines à des fins de développement urbain durable
Par Mehdi Kimri
Doctorant contractuel en Droit public à l’Université Côte d’Azur (financement de l’EUR DS4H)
Groupe de recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG – CNRS UMR 7321)
Université Côte d’Azur, CNRS, INRAE, GREDEG, France
*Ce travail a bénéficié d’une aide du Gouvernement français gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissement d’avenir portant la référence ANR-17-EURE-004
Dans une étude prospective réalisée en 2018, les Nations Unies estimaient à 68 % la part de la population mondiale qui vivra dans une zone urbaine à l’horizon 2050 [1]. Cette urbanisation croissante de nos sociétés, qui s’exprime essentiellement par un phénomène de métropolisation, n’est pas sans conséquences en matière sociale, économique et environnementale. En effet, la concentration des populations et des activités au sein d’espaces urbains de plus en plus étendus, s’opère généralement au détriment d’impératifs sociaux et environnementaux majeurs. La formation de bidonvilles aux abords des agglomérations, les pollutions multiples liées aux transports et à une gestion hasardeuse des déchets, l’accroissement des inégalités sociales relatives à l’accès à l’emploi, aux services publics, aux transports, etc., sont autant de témoignages des difficultés auxquelles font face les villes. C’est en partie pour ces raisons que les Nations Unies ont élaboré, en septembre 2015, l’Agenda 2030. La question urbaine en est partie intégrante, puisqu’elle est l’objet du 11e Objectif « Villes et communautés durables » (ODD 11) qui vise expressément les questions liées au transport urbain, à la gestion des déchets, à l’exploitation responsable des ressources et à la prise en compte des vulnérabilités multiples.
Dans ce contexte, de nombreux gouvernements locaux s’appuient sur les technologies numériques et l’exploitation des données afin d’assurer une meilleure gestion de leur territoire et répondre aux objectifs de l’ODD 11. Effectivement, il apparaît que les progrès technologiques réalisés en matière de collecte et de traitement des données permettent le développement de nombreux dispositifs, notamment algorithmiques, visant l’optimisation du fonctionnement des différentes composantes urbaines. Ces développements s’inscrivent généralement dans des démarches de « Smart Cities », promues par les entreprises américaines IBM et Cisco à la fin des années 2000. La promesse originelle de la Smart City consistait à rendre compte des dynamiques urbaines, souvent imperceptibles à l’œil humain, et d’assurer un support pertinent d’aide à la décision pour les gouvernements locaux. Cela s’inscrivait dans une vision « systémique » de la ville [2], s’appuyant sur la collecte, le croisement et la représentation des données urbaines, facilitées par le développement des objets connectés et de l’informatique ubiquitaire. Malgré les échecs relatifs des projets de smart cities portés par les entreprises du numérique [3], à l’instar du projet « Quayside » mené par Sidewalk Labs, filiale d’Alphabet Inc., à Toronto [4]; l’expression demeure toujours mobilisée dans les discours institutionnels et promus par de nombreux élus locaux à travers le monde qui y voient une solution pertinente au service du développement urbain durable. En France, dans une étude publiée en novembre 2012 [5], le Commissariat général au développement durable affirmait d’ailleurs que « les objectifs de la ville intelligente se situent dans le prolongement de ceux de la ville durable ».
Or, si les outils numériques offrent d’ambitieuses possibilités afin d’assurer un développement urbain vertueux (IT for green), il s’avère que les conditions juridiques de leur mobilisation nourrissent d’importants débats. Les conditions de mise en partage et d’exploitation des données numériques « urbaines » en constituent un témoignage notable. La question essentielle est alors de déterminer comment garantir une mobilisation optimale des données urbaines — notamment en permettant leur partage entre acteurs publics et privés — à des fins de développement durable. Au travers d’une perspective franco-européenne, ce billet propose de dresser un panorama des enjeux juridiques et éthiques liés à l’exploitation des données urbaines à des fins de développement urbain durable.
Le point de départ de notre analyse consistera à mettre en lumière l’absence de définition formelle de la donnée urbaine. En droit français, comme européen, aucun texte ne définit ni n’encadre spécifiquement les données « urbaines » ou « territoriales » mobilisées à des fins de développement urbain durable (1). Nous verrons ensuite que cette absence de définition pose plusieurs difficultés en matière d’encadrement (2)
- Les enjeux d’identification et de définition de la donnée « urbaine »
La donnée urbaine est ce que l’on peut qualifier de méta catégorie de données, dont les caractères généraux sont difficilement identifiables. En effet, les données issues des villes, émanent de différents canaux (IoT, infrastructures urbaines, plateformes collaboratives, entreprises privées, etc.). Selon son origine et son contexte de collecte, la donnée urbaine peut revêtir un caractère public ou privé, mais aussi personnel ou non personnel ; ou encore être qualifiée de donnée géographique, de donnée de mobilité, etc. Mais, ces différentes catégories de données ne sont pas imperméables, et une donnée peut aisément revêtir différentes qualifications, et donc être soumise à des régimes juridiques distincts
Ni le droit français ni le droit européen ne donnent une définition de ce que sont les données urbaines. En l’absence d’une telle définition, il s’avère complexe de déterminer ce que recouvre précisément la notion et d’y appliquer un cadre idoine. En ce sens, dans un rapport de 2017 intitulé De la smart city au territoire d’intelligence(s) — L’avenir de la smart city [6] le Député Luc Belot proposait, entre autres, la création d’une catégorie de données « d’intérêt territorial », visant à englober l’ensemble des données présentant un intérêt pour la gestion des territoires. Cette proposition n’a pas été reprise par le législateur français. Ainsi, au départ des définitions proposées dans d’autres disciplines, nous pouvons envisager les données urbaines comme :
« […] des descriptions de la réalité — qui sont territorialement situées et qui présentent un intérêt dans la gestion de la ville » [7]
Selon celle-ci, la donnée urbaine se caractérise par ses attaches territoriales, ainsi que par ses finalités d’intérêt général. Toutefois, si la retranscription juridique de cette définition peut s’avérer intéressante, de nombreuses incertitudes demeurent. En effet, pour être exploitées à des fins de développement urbain durable, les données urbaines doivent préalablement être identifiées afin d’être mises en partage entre les différents acteurs du territoire. Les deux critères précédemment évoqués ne permettent pas d’identifier précisément ces données. Premièrement, le critère finaliste présente des limites en raison de la détermination complexe de ce qu’est un « intérêt pour la gestion de la ville ». Cela renvoie-t-il au concept d’intérêt général de droit public ? Vise-t-il l’existence d’un concept sui generis d’intérêt local ? L’objectif de développement durable se fond-il dans la notion d’intérêt général ? Deuxièmement, d’un point de vue juridique, le critère territorial ne s’avère opérant, que s’il est possible de circonscrire précisément l’espace géographique dans lequel la donnée sera collectée et exploitée. Est-ce au niveau de la commune, du département, de la région ? Est-il même possible de circonscrire précisément l’espace d’attachement de la donnée ?
Enfin, l’absence de critère organique (permettant d’identifier son producteur/détenteur) pour la qualification de la donnée urbaine, implique que celle-ci peut être produite et détenue soit par des opérateurs privés, soit par des acteurs publics ou parapublics. La capacité de ces différents acteurs à produire et à collecter de la donnée induit plusieurs préoccupations d’ordre politique. D’une part, l’aptitude des entreprises du numérique à collecter et à traiter de la donnée interroge sur l’apparition d’une nouvelle forme de gouvernance urbaine. Dans celle-ci, la gestion de la ville, traditionnellement dévolue à l’acteur public, se voit confiée, dans les faits, aux acteurs privés en raison de leur capacité à collecter, traiter et à valoriser les données urbaines et ainsi agir sur l’organisation des flux urbains (mobilité, énergie, etc.). D’autre part, l’accumulation de données par les gouvernements locaux nous interpelle au regard des possibles finalités de celle-ci. Ainsi, même si la poursuite de l’intérêt public est généralement invoquée par les promoteurs de la ville connectée, la préservation des libertés face aux dérives sécuritaires et les enjeux de la cybersécurité doivent demeurer prioritaires.
2) Les enjeux d’encadrement de la donnée « urbaine »
La donnée urbaine nécessite, pour son exploitation dans le cadre des projets de villes et territoires durables, la prise en compte d’une pluralité de régimes juridiques. Si l’ouverture des « données publiques » fait l’objet d’un encadrement juridique spécifique par les dispositions relatives à l’Open Data [8] et à l’ouverture des données géographiques [9], l’ouverture et la mise à disposition des données privées ne font l’objet d’aucun encadrement juridique approprié. Celles-ci sont généralement protégées par les entreprises qui y voient une ressource commerciale à préserver de la concurrence. Dans l’hexagone, ces données sont notamment protégées par le droit sui generis des producteurs de bases de données prévu aux articles L341-1 et suivants de Code la propriété intellectuelle. Pourtant, si ces données possèdent une forte valeur commerciale pour les entreprises qui les détiennent, il apparaît qu’une large partie d’entre elles revêtent un caractère d’intérêt général [10] et bénéficierait aux collectivités locales dans le cadre de la planification et du pilotage de la transition écologique.
En France, des propositions parlementaires visant à élaborer un cadre juridique permettant aux autorités publiques d’accéder à ces données « privées » ont été faites. Tel est notamment le cas de la notion de « données d’intérêt général (DIG) », consacrée par la Loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 [11], visant à étendre l’obligation d’ouverture des données aux entreprises privées délégataires d’un service public pour des motifs d’intérêt général. Cette disposition n’est pas exempte de critiques puisqu’elle ne concerne que les entreprises chargées d’une mission de service public, mais surtout, elle demeure insuffisamment mobilisée par les collectivités.
Pour le moment, le législateur se refuse à établir un cadre juridique transversal, et privilégie des approches sectorielles, en vue d’éviter de trop nombreuses difficultés d’ordre technique et juridique. C’est notamment le cas en matière de données de transport, ou encore de données de consommation d’énergie, dont la loi prévoit l’ouverture en Open Data. Si ces dispositions constituent des avancées notables pour l’exploitation des données à des fins de développement durable, elles ne sont pas suffisantes. Ce sont principalement pour ces raisons que dans sa feuille de route sur le numérique et l’environnement [12], le Conseil national du numérique propose que l’ensemble des données environnementales, donc celles susceptibles de concourir à la réalisation des objectifs de développement durable, soient qualifiées de données d’intérêt général et plus largement partagées (données d’énergie, données climatiques, données liées à la collecte et au traitement des déchets, etc.). En dépit de ces avancées, les barrières juridiques d’une telle ouverture restent nombreuses et celle-ci se heurte aux droits et libertés économiques des entreprises (droit de propriété, protection des bases de données, du secret des affaires, etc.), et de leurs utilisateurs (droit de la protection des données à caractère personnel, etc.).
Des travaux sont aujourd’hui à l’étude au niveau communautaire pour mettre en œuvre un régime transversal d’ouverture des données privées et limiter les freins à la rétention de données par les acteurs économiques. D’une part, avec le Data Act [13] qui prévoit, entre autres, le régime lié aux transferts de données détenues par des entreprises privées à des organismes publics, sous réserve d’une démonstration d’un besoin « exceptionnel ». D’autre part, avec le Data Governance Act [14] qui consacre la notion « d’altruisme des données » permettant à des personnes physiques (citoyens) ou morales (entreprises) de mettre à disposition leurs données, sans contreparties, à des fins d’intérêt général, dont la lutte contre le changement climatique constitue une composante essentielle au sens du considérant n°35.
En pratique, de nouvelles formes de régulation des données, fondées sur la mise en œuvre de normes d’application volontaire, sont privilégiées par les acteurs. Ces mécanismes qui relèvent parfois de l’initiative publique (charte de données [15], partenariats, labels, etc.) sont aussi le fait de l’initiative privée. Ainsi, des infrastructures techniques sont développées par les plateformes (API, programmes partenariaux : Uber Movement [16], Waze For Cities [17] etc.) qui définissent elles-mêmes les standards techniques et juridiques de partage des données.
Bibliographie :
[1] UNITED NATIONS, Department of Economic and Social Affairs, News, 16 may 2018, en ligne <https://www.un.org/development/desa/en/news/population/2018-revision-of-world-urbanization-prospects.html > [2] Antoine Courmont, « Où est passée la smart city? Firmes de l’économie numérique et gouvernement urbain », Working paper, Science po urban School, Novembre 2018. [3] Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons mentionner l’échec d’IBM dans la mise en œuvre d’un centre de supervision urbaine à Rio de Janeiro (integrated operation center, Voir notamment Antoine COURMONT, note 2), ou encore évoquer les nombreuses critiques visant le projet de ville intelligente, conduit par Cisco, à Songdo en Corée du Sud (voir : Sibylle Vincedon, « A Songdon, en Corée, une ville « techno » au cordeau » (2017) Libération, en ligne <https://www.liberation.fr/futurs/2017/06/09/a-songdo-en-coree-une-ville-techno-au-cordeau_1575671/ > [4] Grégoire ALIX, « Google abandonne son projet de « smart city » à Toronto », Le Monde.fr (8 mai 2020), en ligne : <https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/08/google-met-fin-a-son-projet-de-smart-city-a-toronto_6039075_3234.html> [5] Jean DANIELOU et CHARREYON PERCHET (dir.), La ville intelligente : état des lieux et perspectives en France, ministère de l’Écologie, Paris, coll. Etude et documents du CGDD n°73, novembre 2012 [6] Luc BELOT, « De la smart city au territoire d’intelligences », Rapport au premier ministre, avril 2017, en ligne < https://www.vie-publique.fr/rapport/36551-de-la-smart-city-au-territoire-dintelligences-lavenir-de-la-smart > [7] Matthieu SAUJOT et Timothée Erard, Les innovations de la ville intelligente au secours de la ville durable ? Décryptage à partir des enjeux de données, Working papers N°02/15, Iddri, Paris, 2015 [8] DIRECTIVE (UE) 2019/1024 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 concernant les données ouvertes et la réutilisation des informations du secteur public [9] Directive 2007/2/CE du Parlement européen et du Conseil du 14 mars 2007 établissant une infrastructure d’information géographique dans la Communauté européenne [10] Aurélie LEGRAND, Jacques PRIOL et al., « Données, intérêt général & territoires : La construction d’un cadre de confiance », Les cahiers de l’observatoire vol.1, Data publica, février 2022, en ligne < https://nextcloud.datactivist.coop/s/Gw2qrbBqddS8JWo >