Partager les données à des fins d’intérêt général : des modèles (juridiques) en construction
L’accès à des jeux de données suffisamment volumineux et pertinents conditionne le potentiel d’innovation sociale et économique. Ce constat se corrobore depuis avec le passage de l’IA d’une « logique de programmation » à une « logique d’apprentissage » [1]. Ce faisant, les initiatives en matière de partage et de mutualisation des données croissent à un rythme exponentiel, et ce quels que soient les secteurs d’activités (marchands ou non marchands), mettant sur les devants de la scène les enjeux de gouvernance des données. Sous couvert d’une plus grande libéralisation et exploitation des données, comment améliorer l’accès aux données tout en assurant le respect des droits et intérêts de chacun. e. s ? Comment s’assurer que ces initiatives de mise en commun des données s’inscrivent dans des projets d’IA qui soient éthiques et responsables, mais aussi socialement acceptables ?
Émergence des modèles de fiducie et d’altruisme des données
Au gré de cette mouvance, l’opportunité d’une mise en commun des données à des fins socialement bénéfiques fait consensus. Pour ce faire, la fiducie de données est récemment apparue, au Québec, comme une solution prometteuse pour des projets de mutualisation ayant une finalité d’intérêt général comme dans le domaine de la culture, de la gouvernance urbaine ou encore du bioalimentaire. Le cadre théorique de cet outil inspiré des réflexions sur les data trusts [2] se dessine et s’affine, mais demeure encore sujets à ajustements afin de conjuguer efficacement le droit des fiducies (code civil du Québec) avec les exigences du droit des renseignements personnels (Loi 25) ou encore les contraintes opérationnelles et techniques que soulèvent sa mise en œuvre. Ceci n’empêche que différents acteurs explorent présentement le modèle de la fiducie d’utilité sociale comme support juridique pour des projets de mutualisation des données à des fins d’intérêt général en ce qu’ils voient en cet outil le potentiel d’une (ré) orientation plus sociale de l’économie des données et du développement de l’IA [3]. Le déploiement de tels prototypes est notamment attendu dans le courant de l’année 2023.
De l’autre côté de l’Atlantique se trame un autre modèle de partage des données à des fins d’intérêt général. L’Union européenne a en effet introduit le concept d’altruisme des données [4] qui constitue tant un idéal du numérique qu’un concept technique et opérationnel en matière de données. En effet, l’altruisme des données renvoie à l’hypothèse dans laquelle des personnes physiques ou morales acceptent de partager à un organisme à but non lucratif indépendant leurs données, sur la base d’une démarche volontaire et gratuite, sans contrepartie et exclusivement dans l’optique de servir une cause d’intérêt général telle que la santé, la lutte contre le changement climatique, l’amélioration de la mobilité et des services publics, et plus largement tout domaine de recherche scientifique [5]. Ce concept fut introduit par la proposition de Règlement sur la gouvernance des données laquelle fut récemment adoptée en mai 2022. Elle est destinée à connaitre un important développement dans la mesure où certains espaces de données comme celui sur la santé prennent directement appui sur l’altruisme des données.
Des modèles à ne pas confondre…
D’aucuns pourraient s’interroger sur les contours de la notion d’altruisme des données, de même que sur le choix du législateur européen de recourir à une terminologie d’inspiration humaniste pour faire état de partages de données à des fins d’intérêt général. Si la notion mérite encore exploration, il faut garder en tête que tout partage à des fins d’intérêt général ne saurait être qualifié d’altruisme des données. Par exemple, au Québec, le récent projet de loi 3 relatif aux renseignements personnels sur la santé prévoit d’écarter le principe du consentement des personnes pour permettre aux chercheurs d’utiliser des données de santé recueillies par les organismes de santé publique et de services sociaux à des fins autres que celles pour lesquelles le consentement a été obtenu, à condition toutefois qu’une évaluation éthique soit effectuée pour le projet de recherche. Même si ce partage répond d’une finalité d’intérêt général, il ne découle pas ici d’une démarche volontaire des personnes concernées comme le voudrait l’altruisme des données tel que défini en droit de l’Union européenne. L’altruisme des données s’appuie sur le consentement des personnes. Il ne l’écarte pas. Il se veut un modèle inclusif et participatif des personnes concernées dans l’usage qu’il est fait de leurs données. Le droit européen a fait de la notion d’altruisme des données une notion technique et précise de sorte qu’une ligne séparative se dresse entre les différents modèles juridiques de partage des données à des fins d’intérêt général en fonction de la démarche volontaire ou non du partage des données par les personnes concernées. La fiducie de données oscille potentiellement entre ces deux modèles en fonction de la manière dont le « patrimoine de données » qui la constitue est alimenté.
… mais qui, somme toute, ouvrent la voie à une exploitation collective des données
Sur le fond, l’altruisme des données et la fiducie québécoise de données se rejoignent en ce que ces modèles de gouvernance provoquent un changement de paradigme en matière d’accès et d’exploitation des données puisque, fondés sur la volonté des parties prenantes, un principe de solidarité et une finalité d’intérêt général. Au détour de ces nouveaux modèles de gouvernance pour lesquels le Québec et l’Union européenne se veulent à l’avant-garde, émerge une voie alternative en matière d’exploitation des données. Celle-ci promeut une approche collective et solidaire de l’économie des données et ouvre des perspectives intéressantes pour arrimer le développement de l’IA sur l’humain et la société. En effet, la fiducie et l’altruisme des données traitent de thématiques qui sont au cœur de la justice sociale, et qui jouissent d’un certain degré d’urgence : innovations sociales et environnementales au profit de toutes et tous, solidarité (numérique) collective ou encore approche humaine et éthique de l’IA.
Parallèlement, ces modèles de gouvernance des données soutiennent une approche ascendante par laquelle les personnes physiques et morales contribuent à l’intérêt général, mais aussi se réapproprient un certain pouvoir sur leurs données.
D’une part, en choisissant de les partager à une fin altruiste, les personnes choisissent non seulement la destination de leur réutilisation, mais aussi le modèle économique et social de leur exploitation. Le contrôle des personnes sur leurs données devient ainsi beaucoup plus proactif.
D’autre part, ces modèles de gouvernance des données sont aussi pressentis pour tempérer les asymétries de pouvoirs qui fracturent le marché des données [6] ; dans un sens, cette fois, plus favorable aux droits et intérêts des personnes physiques. Autrement dit, ces modèles participent à enclencher une redistribution de la valeur et des avancées économiques, sociales et technologiques générées par une exploitation élargie des données et potentiellement un déploiement de l’IA au bénéfice du bien commun.
Toutefois, comme tout modèle émergent, leur mise en œuvre soulève encore de nombreuses questions tant opérationnelles que théoriques.
BIBLIOGRAPHIE
[1] Cédric VILLANI, Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne, mars 2018, p. 26 en ligne : < https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf>.
[2] Anne-Sophie Hulin, « De la fiducie de données en droit civil québécois. Étude exploratoire pour un outil en construction » 67 R.D. McGill [à paraître] ; « How can civil law jurisdictions support data trust? The Quebec example », blogue du Data trusts Initiative, juillet 2021, en ligne : <https://datatrusts.uk/blogs/how-can-civil-law-jurisdictions-support-data-trusts-the-quebec-example>.
[3] Jessica Leblanc et Tiess. « Gouvernance des données : la fiducie d’utilité sociale, un outil à fort potentiel », Territoires innovants en économie sociale et solidaire, 2021, en ligne : <https://tiess.ca/gouvernance-des-donnees/>.
[4] Proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil sur la gouvernance européenne des données, COM (2020) 767 final (DGA), art. 1 § 1. Pour une présentation extensive, voir le rapport présenté par Human Technology Foundation et l’Exploratoire Sopra Steria Next, Data altruisme : une initiative européenne, les données au service de l’intérêt général, disponible en ligne : <https://www.human-technology-foundation.org/fr-news/rapport-data-altruisme >
[5] DGA, cons. 35.
[6] Sylvie DELACROIX et Neil LAWRENCE, « Bottom-up Data Trusts : Disturbing the ‘One Size Fits All’ Approach to Data Governance », International Data Privacy Law, (2019) 9:4 International Data Privacy Law 236.