Petit guide sur les enjeux de la reconnaissance faciale

Les dispositifs de reconnaissance faciale sont de plus en plus utilisés par les forces de police, à des fins de surveillance et de sécurité publique. L’affaire Clearview AI a révélé que des dispositifs de reconnaissance faciale ont été mis en œuvre aux États-Unis mais aussi au Canada par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), ainsi que par les services de police, notamment à Edmonton, Calgary, Vancouver, Toronto et Halifax. La Sûreté Québec annonce aussi vouloir se servir de cette technologie dans le cadre d’enquêtes criminelles. Cette technologie, basée sur la collecte de données biométriques sensibles, est utilisée par exemple pour détecter d’éventuels criminels et terroristes parmi les spectateurs de grandes manifestations comme dans des stades ou salles de concerts ou encore dans les aéroports.

Les avantages peuvent être importants mais les risques aussi, en particulier les risques d’atteintes aux libertés individuelles, dont la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion et la liberté de manifestation. Le droit à la vie privée peut aussi être menacé, ainsi que le principe d’égalité et non-discrimination, alors que l’on apprend que de nombreux systèmes présentent des taux d’erreur élevés et des risques de biais.

Avec ce petit guide sur les enjeux de la reconnaissance faciale, l’Observatoire international sur les enjeux sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique (OBVIA) a pour objectif :

  • d’éclairer les citoyen·nes sur les enjeux sociaux éthiques et juridiques liés à l’usage de la reconnaissance faciale par les forces de police en offrant une synthèse accessible sur les grands enjeux soulevés cette technologie ;
  • d’aider à construire collectivement une parole vers plus de transparence et d’encadrement de l’usage de cette technologie par les forces de police

Vous pouvez aussi retrouver un rapport complet, préparé sous la supervision de la Pr Céline Castets-Renard, sur le site de l’OBVIA. Ce rapport présente les principaux enjeux de l’utilisation de la reconnaissance faciale par les forces de police dans l’espace public au Québec et au Canada et le cadre juridique applicable, en comparaison l’Europe et les États-Unis.

 

1. Qu’est-ce que la biométrie ?

La Commission d’accès l’information du Québec (CAI) identifie trois types de biométrie.

  • La biométrie morphologique est basée sur l’identification de traits physiques particuliers. Elle regroupe notamment, mais pas exclusivement, la reconnaissance des empreintes digitales, de la forme de la main, du visage, de la rétine et de l’iris de l’œil.
  • La biométrie comportementale est basée sur l’analyse de certains comportements d’une personne, comme le tracé de sa signature, l’empreinte de sa voix, sa démarche, sa façon de taper sur un clavier, etc.
  • La biométrie biologique est basée sur l’analyse des traces biologiques d’une personne, comme l’ADN, le sang, la salive, l’urine, les odeurs, etc.

Les caractéristiques ou les mesures biométriques issues de ces analyses sont aussi appelées renseignements biométriques. Elles sont généralement regroupées ou enregistrées dans des banques de caractéristiques ou de mesures biométriques, c’est-à-dire des ensembles de renseignements biométriques, au format brut (image ou empreinte) ou codé (code ou gabarit chiffré extrait d’une image ou d’une empreinte).

Les dispositifs de reconnaissance faciale font partie des technologies biométriques et permettent d’identifier ou d’authentifier des personnes à partir d’images de visages (photos ou vidéos).

L’utilisation de la biométrie du visage comporte trois grandes étapes :

  • Une phase de captation de l’image du visage ;
  • Une phase de traitement algorithmique (techniques de biométrie du visage, proprement dites) qui correspond à la représentation numérique du visage ; cette phase s’appuie dans certains cas sur un fichier biométrique ;
  • Une chaine opérationnelle comportant analyse et décision, fonction des finalités du processus (identification ou authentification) et de son cadre juridique (ex. enquête judiciaire). La « carte » numérique du visage représenté sur l’image est par exemple comparée avec les images de visages identifiés qui sont enregistrées dans la base de données.

2. Qu'est-ce que la reconnaissance faciale ?

La notion de reconnaissance faciale n’est pas définie dans les textes ni en droit québécois ni en droit canadien ni dans aucune autre province. Il faut donc s’en remettre à la définition technique.

Il s’agit d’une technologie combinant les techniques biométriques, l’intelligence artificielle, la cartographie 3D et l’apprentissage automatique (machine learning) pour comparer et analyser le visage d’une personne afin de l’identifier.

En pratique, la reconnaissance peut être réalisée à partir d’images fixes (photos) ou animées (enregistrements vidéo) et se déroule en deux phases :

  1. À partir de l’image, un modèle ou « gabarit » qui représente, d’un point de vue informatique, les caractéristiques de ce visage est réalisé.
  2. La phase de reconnaissance est ensuite réalisée par la comparaison de ces modèles préalablement réalisés avec les modèles calculés en direct sur des visages présents sur l’image candidate.

En règle générale, les logiciels de reconnaissance faciale actuels analysent environ 80 caractéristiques du visage que l’on appelle aussi points nodaux. Parmi ces caractéristiques, on compte la distance entre les yeux, la longueur du nez, la forme des joues, la profondeur des orbites, ou encore la largeur de la mâchoire. Ces traits diffèrent sur chaque individu, et c’est pourquoi la reconnaissance faciale permet de reconnaître une personne avec précision. Ces attributs physiques sont ensuite codés sous la forme de « gabarits » (faceprint), c’est-à-dire des représentations mathématiques, permettant de représenter le visage au sein d’une base de données dans laquelle ils sont stockés et éventuellement comparés aux autres gabarits contenus dans une base de données de référence.

Il ne faut pas confondre :

  • La reconnaissance faciale avec la détection de visage qui sert à caractériser la présence ou non d’un visage dans une image indépendamment de la personne à qui il appartient ;
  • La reconnaissance faciale et les techniques de traitement prédictif et de profilage consistant à analyser les caractéristiques d’une personne pour en déduire des caractéristiques de comportement actuel ou futur ;
  • La reconnaissance faciale et les procédés biométriques ayant d’autres fins que l’identification ou l’authentification des individus, comme les caméras thermiques, l’analyse de vidéo anonyme (AVA), les bracelets de santés connectés, systèmes de reconnaissance des émotions, etc.

3. Quels sont les exemples d'utilisations actuelles de dispositifs de reconnaissance faciale au Canada, en Europe et aux États-Unis ?

La capture de l’image du visage (ou son acquisition) peut se faire sur la voie publique ou dans des lieux privés (commerces, stades…), par photographie ou extraction d’une image d’enregistrements vidéo. Elle peut être utilisée dans le cadre notamment d’une enquête judiciaire (signalisation judiciaire, image d’une vidéo récupérée dans le cadre d’une enquête, photographie de flagrant délit…) ; d’opérations de renseignement effectuées par les services concernés ; d’organiser le passage à la frontière.

La reconnaissance faciale peut viser tant l’authentification que l’identification. Dans le cas de l’authentification, le système vérifie si l’identité prétendue est bien la bonne en comparant le modèle du visage présenté au modèle préalablement enregistré correspondant à l’identité prétendue. Dans le cas de l’identification, le système vérifie si le modèle du visage présenté correspond à l’un des modèles contenus dans la base de données. Les résultats de la comparaison correspondent à celui ou ceux présentant le score de similarité le plus élevé parmi ceux dépassant un certain seuil prédéterminé.

Au Canada, des systèmes de reconnaissance faciale sont utilisés pour certains services publics comme la délivrance des permis de conduire, des titres d’identité, tels les passeports électroniques, des titres d’immigration ou encore dans des outils de sécurité des frontières.

En Europe, des expérimentations de systèmes de reconnaissance faciale ont été faites dans l’espace public comme la rue et en particulier aussi sur des lieux de transport où de nombreuses personnes en transit affluent dans des zones névralgiques, comme les aéroports, les gares ou encore les stations de métro.

Par exemple la France utilise depuis 2009 le système PARAFE (Passage automatisé rapide des frontières extérieures) pour le contrôle aux frontières extérieures de l’espace Schengen, mis en place dans plusieurs aéroports stratégiques comme Orly et Charles de Gaulle.

Au Royaume-Uni, la police de Londres (Metropolitan Police Service (MPS)) a testé une technologie pour identifier la population en temps réel grâce à des caméras de surveillance implantées dans la rue ou technologie Live Facial Recognition (LFR). La police du sud du Pays de Galles (South Wales Police (SWP)) en a aussi fait utilisation lors d’événements majeurs dans le cadre d’un projet pilote appelé « AFR Locate ». Elle utilise des caméras de surveillance pour capturer des images numériques de membres du public qui sont ensuite traitées et comparées aux images numériques de personnes figurant sur les listes de surveillance de la SWP.

Aux Etats-Unis, ces systèmes ont particulièrement été déployés dans des régions à risque pour surveiller les activités criminelles. Dans certaines villes américaines, les décisions d’acquérir et utiliser les dispositifs de reconnaissance faciale ont été prises par les services de police.  Les systèmes de reconnaissance faciale sont aussi fortement déployés dans les aéroports, notamment les aéroports américains. Ils ont permis de capturer et de stocker les données faciales de plus de la moitié des citoyens des États-Unis.

4. La reconnaissance faciale est-elle utilisée par les forces de police au Canada ?

La technologie de reconnaissance faciale a été conçue à l’origine pour aider les pouvoirs publics à assurer la sécurité et l’application de la loi. En outre, le secteur public exploite aussi la plupart des bases de données renfermant des images d’individus identifiés, par exemple les titulaires d’un permis de conduire ou d’un passeport et les personnes ayant un casier judiciaire.

L’affaire Clearview AI a révélé que la reconnaissance faciale est aussi mise en œuvre par certains départements de police et la Gendarmerie Royale du Canada (GRC). Ailleurs au Canada, les services de police d’Edmonton, de Calgary, Vancouver, de Toronto et d’Halifax ont confirmé l’utilisation de cette technologie. Enfin, le service de police d’Ottawa (SPO) a affirmé en février 2020 avoir testé un système de reconnaissance faciale sans l’utiliser. Un projet pilote de trois mois aurait été mené en mars 2019 avec l’application NeoFace Reveal. Le but était d’étudier l’efficacité des technologies de reconnaissance faciale dans les enquêtes criminelles.

Au Québec, peu d’informations ont circulé sur l’utilisation ou non des technologies de reconnaissance faciale par le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM). En juin 2020, le SPVM a confirmé à la Commission de la Sécurité Publique (CSP) de l’Hôtel de Ville ne pas avoir utilisé ce dispositif. En juillet 2020, des élus municipaux pressent la Ville de Montréal de créer un règlement afin d’encadrer l’utilisation potentielle de la reconnaissance faciale et d’autres technologies de surveillance par son corps de police.

La Sûreté du Québec (SQ) souhaite également en faire l’usage et a lancé à ce titre un appel d’offres. En juin 2020, un contrat pour l’acquisition d’une technologie de reconnaissance faciale et d’empreintes digitales, capable de comparer automatiquement des images de suspects à une banque de dizaines de milliers de photos signalétiques, fait l’objet d’une analyse par le Centre des services partagés. L’acquisition du logiciel est le résultat d’une soumission de deux appels d’offres successifs, au terme desquels la société française Idemia est la seule à avoir soumissionné pour un montant de 4,4 millions.

5. Quels sont les principaux avantages de la reconnaissance faciale dans un contexte de sécurité publique ?

Les dispositifs de reconnaissance faciale sont de plus en plus utilisés par les forces de police dans l’espace public, à des fins de surveillance et de sécurité publique. Ces outils se veulent efficaces, notamment dans les enquêtes complexes, par exemple lorsqu’un crime violent se produit dans la rue. Cette technologie est utilisée aussi pour détecter d’éventuels criminels et terroristes parmi les spectateurs de grandes manifestations comme dans des stades ou salles de concerts. La reconnaissance faciale permet ainsi d’accroître le niveau de sécurité dans la société lorsqu’elle est couplée avec la vidéosurveillance. D’autres avantages sont mis en avant, tel que le gain de temps ou la simplification du travail des forces de police.

6. Quels sont les principaux risques d'atteintes aux libertés individuelles lors de l'utilisation de la reconnaissance faciale dans l'espace public ?

Les risques d’atteintes aux libertés individuelles susceptibles d’être induits par ces dispositifs de reconnaissance faciale utilisés par les services de police dans l’espace public sont considérables, dont notamment la liberté d’aller et venir (art. 6 de la Charte canadienne des droits et libertés), la liberté de réunion et la liberté de manifestation (art. 2 b) et c) de la Charte canadienne des droits et libertés et art. 3 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne) ainsi que le droit à la liberté (art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et art. 1 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne). Le recours à la reconnaissance faciale peut nuire à la liberté d’expression, d’association et de réunion. Le droit à la vie privée est aussi menacé (art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, art. 5 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et art. 3, 35 à 37 du Code civil du Québec). Le risque de surveillance par ces dispositifs est alors d’entraîner une forme d’autocensure de la part des citoyens, notamment concernant leur participation à la vie publique et plus largement l’exercice de leurs libertés fondamentales.

De telles pratiques pourraient en outre permettre un « fichage » des individus et un profilage de certaines communautés en vue de les discriminer. L’oppression des opposants politiques par exemple lors de manifestations pourrait alors être facilitée comme le montre certains exemples étrangers tristement célèbres .

L’usage de la reconnaissance faciale dans l’espace public à des fins de sécurité suscite donc des interrogations et craintes pour les libertés individuelles. Le potentiel liberticide de ce type de technologie ne peut en effet être ignoré.

7. Pourquoi peut-on dire que les données biométriques sont qualifiées de renseignements personnels sensibles ?

Les données extraites pour constituer le gabarit de la reconnaissance faciale sont des données biométriques qualifiables de renseignements personnels. Un renseignement personnel est tout renseignement concernant un individu identifiable.

Les données biométriques sont particulièrement sensibles pour trois raisons principales:

  • Elles sont intimement liées par nature à la personne et sont en cela davantage rattachées à la personne qu’une adresse postale ou un mot de passe. Il est aussi important de noter que des mesures ou caractéristiques biométriques permettent de déduire d’autres informations personnelles comme le fait d’avoir une maladie ou un handicap.
  • Elles ne sont pas choisies par les personnes et ne peuvent être modifiées ou remplacées, ce qui pose de graves problèmes en cas de vols des données. Dans le même sens, on peut concevoir qu’il existe des risques non négligeables de vol d’identité.
  • Elles créent de lourdes difficultés pour les individus en cas d’erreurs d’identification provenant de systèmes biométriques « intelligents » qu’il sera quasiment impossible de remettre en cause, alors que les taux d’erreurs sont encore très élevés.

Les risques d’atteinte à la protection des données sont évidents, dès lors que cette technologie repose sur l’utilisation de données personnelles et notamment des données biométriques qui sont des données sensibles faisant l’objet d’une protection spécifique selon plusieurs législations dans le monde. Nous pouvons l’illustrer avec l’Union européenne qui l’aborde dans deux de ses instruments.

En droit de l’Union européenne, les données biométriques sont qualifiées de données sensibles au sens de l’article 9 du règlement général de protection des données personnelles adopté le 27 avril 2016 dit RGPD qui porte sur :

« le traitement des données à caractère personnel qui révèle l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale, ainsi que le traitement des données génétiques, des données biométriques aux fins d’identifier une personne physique de manière unique, des données concernant la santé ou des données concernant la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle d’une personne physique (…) ».

Les données sensibles sont particulièrement protégées. En principe, de telles données ne peuvent faire l’objet d’un traitement (art. 9.1 du RGPD), sous réserve d’exceptions limitativement énumérées (art. 9.2). Le considérant 51 du RGPD ajoute que « le traitement des photographies ne devrait pas systématiquement être considéré comme constituant un traitement de catégories particulières de données à caractère personnel, étant donné que celles-ci ne relèvent de la définition de données biométriques que lorsqu’elles sont traitées selon un mode technique spécifique permettant l’identification ou l’authentification unique d’une personne physique ». Il convient donc de considérer l’usage de ce type de données au cas par cas. 

La Directive 2016/680/UE pour la protection des données personnelles en matière de « police et justice » prévoit également des dispositions spécifiques concernant le traitement de « données sensibles », dont les données biométriques aux fins d’identifier une personne physique de manière unique (art. 10). Ce traitement est autorisé à condition d’une « nécessité absolue » et sous réserve de « garanties appropriées pour les droits et libertés de la personne concernée » et uniquement dans trois cas limitativement énumérés :

  1. Lorsque le traitement est autorisé par le droit de l’Union ou le droit d’un État membre ;
  2. Pour protéger les intérêts vitaux de la personne concernée ou d’une autre personne physique ; ou
  3. Lorsque le traitement porte sur des données manifestement rendues publiques par la personne concernée.

Cette interprétation est d’ailleurs confirmée par le le Commissariat à la protection de la vie privée et la CAI qui considèrent que les renseignements biométriques sont sensibles.

8. Les systèmes de reconnaissance faciale peuvent-ils porter atteinte à ma vie privée ?

La protection accordée par la loi à la vie privée n’est pas limitée géographiquement à l’espace privé et peut donc s’étendre à l’espace public. La protection de la vie privée ne se rattache donc pas au lieu mais à la personne, où qu’elle se trouve. À partir du moment où l’environnement en question revêt une dimension privée pour la personne, ceci relèvera de la vie privée, même s’il s’agit d’un espace public. Le droit à la vie privée est protégé par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, l’article 5 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et les articles 3, 35 à 37 du Code civil du Québec.

En général, les citoyennes et les citoyens sont favorables à ce que les services policiers utilisent les empreintes digitales pour localiser des suspects. Pour autant, une généralisation de l’utilisation de ces renseignements et de la reconnaissance faciale par les forces de police « peut aussi priver des gens au-dessus de tout soupçon de leur droit de vivre leur vie dans l’anonymat et de ne pas faire l’objet d’une surveillance » (lien). La liberté de se mouvoir anonymement dans l’espace public doit en effet être protégée car il est un lieu où s’exercent de nombreuses libertés individuelles et publiques. De façon générale, l’utilisation de la reconnaissance faciale par les services de police dans l’espace public peut donc faire craindre à l’instauration d’une surveillance généralisée des individus, manifestement disproportionnée au regard de l’objectif de maintien de l’ordre public.

9. Pourquoi les systèmes de reconnaissance faciale peuvent-ils avoir des répercussions sur le droit à la non-discrimination ?

Si la technologie de la reconnaissance faciale se développe, le taux d’erreur reste toutefois élevé, spécialement envers certaines catégories de populations. En ce sens, la technologie de la reconnaissance faciale peut avoir des répercussions sur le droit à la non-discrimination. Elle peut affecter les droits des groupes spéciaux, tels que les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées et les personnes de couleur.

En effet, l’exactitude des systèmes de reconnaissance faciale varie grandement selon plusieurs facteurs, dont la qualité des appareils photo, l’éclairage, le type de modèles utilisés, les algorithmes de comparaison et la taille des bases de données de référence. Ainsi, des études faites notamment au MIT Media Lab montrent que la technologie de reconnaissance faciale est plus efficace pour détecter les personnes à la peau claire et les hommes que les personnes à la peau foncée et les femmes (lien). Pour les femmes ayant la peau plus foncée, le taux d’erreurs avoisinerait les 35%. Une étude fédérale réalisée aux États-Unis en décembre 2019 confirme l’existence de biais raciaux dans de nombreux systèmes. Selon cette étude, les personnes d’origine asiatiques et afro-américaines ont jusqu’à 100 fois plus de chance d’être mal identifiées que les hommes blancs, selon l’algorithme et le type de recherche. Plus récemment, une étude du National Institute of Standards and Technology (NIST) a confirmé les biais.

Une des explications réside dans le fait que certains groupes de la population, par exemple certains groupes ethniques, les jeunes et les personnes handicapées, sont sous-représentés dans les images d’entraînement, lesquelles ne sont donc pas assez représentatives de la population sur laquelle ces systèmes seront utilisés. Des systèmes biaisés entraînent des faux positifs et des faux négatifs, ce qui fait peser de lourdes conséquences dans l’identification des suspects par exemple. Les conséquences juridiques, sociales, et psychologiques pour les personnes faussement identifiées pèsent lourd et doivent être prises au sérieux par les gouvernements au moment de choisir et déployer ce type de technologies.

Ce risque porte naturellement atteinte au principe d’égalité et à la non-discrimination, pourtant protégé à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Le risque de stigmatiser certaines communautés et d’atteinte à la cohésion sociale est particulièrement élevé surtout pour une population très diversifiée au Canada. Dans un contexte d’utilisation de technologie de reconnaissance faciale et face aux risques de discrimination, l’article 15 de la Charte canadienne prône l’égalité réelle selon laquelle il est essentiel que le gouvernement tienne compte de la situation et des éléments factuels pour produire un véritable traitement égalitaire.

Compte tenu des risques précités, l’acceptabilité sociale de cette technologie risque d’être faible. On en veut pour preuve le fait que les géants des technologies IBM, Amazon et Microsoft ont annoncé en juin 2020, des moratoires sur la vente de logiciels de reconnaissance faciale à des corps policiers, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, en raison du fait que de nombreuses études ont montré que ces technologies, utilisées dans le cadre d’enquêtes criminelles pour identifier rapidement des suspects, font davantage d’erreurs pour traiter des images de personnes à la peau noire que pour celles qui ont la peau blanche.

10. Pourquoi certaines villes et États aux États-Unis ont-ils mis en place des règles d'encadrement de la reconnaissance faciale?

En l’absence de loi fédérale applicable à la reconnaissance faciale, plusieurs villes aux États-Unis ont réagi pour interdire ou encadrer l’utilisation de la reconnaissance faciale par les services municipaux auxquelles appartiennent les autorités policières, ce qui peut s’expliquer par la proximité avec les citoyens et la nécessité plus immédiate de leur rendre compte.

C’est dans ce contexte que la campagne Contrôle communautaire de la surveillance policière (Community control over police surveillance (CCOPS)) a été lancée le 21 septembre 2016 par l’American Civil Liberties Union (ACLU). L’objectif principal de cette campagne est d’adopter des lois sur le CCOPS qui garantissent que les résidents locaux, par l’intermédiaire des représentants de leur conseil municipal, sont habilités à décider si et comment les technologies de surveillance sont utilisées – un objectif qu’elle atteint en maximisant l’influence du public sur ces décisions.

À ce jour, les lois du CCOPS ont été adoptées dans plus d’une quinzaine de juridictions, comme Seattle (Washington), Alameda (California), Davis (Californie), Berkeley (Californie), Oakland (Californie), San Francisco (Californie), Palo Alto (Californie), Comté de Santa Clara (Californie), Nashville (Tennessee), Yellow Springs (Ohio), Lawrence (Massachusetts), Cambridge (Massachusetts), Somerville (Massachusetts), Boston (Massachusetts), Brookline (Massachusetts), Northampton (Massachusetts), Springfield (Massachusetts), New York (New York).

Parmi les villes californiennes qui encadrent l’utilisation des technologies et de la reconnaissance faciale, nous avons l’exemple de San Francisco. Le 6 mai 2019, San Francisco fut la première ville de taille significative aux États-Unis à encadrer l’utilisation de la reconnaissance faciale par les agences gouvernementales de la ville. Des garanties juridiquement, y compris des mesures de transparence, de surveillance et de responsabilité solides, doivent être mises en place pour protéger les droits civils et les libertés civiles avant le déploiement de toute technologie de surveillance. Si une technologie de surveillance est approuvée, des mesures de communication des données doivent être adoptées pour permettre au conseil des autorités de surveillance et au public de vérifier que les garanties obligatoires en matière de droits civils et de libertés civiles ont été strictement respectées.

Parmi les villes du Massachusetts qui encadrent l’utilisation des technologies et de la reconnaissance faciale, nous avons l’exemple de Boston. Le 24 juin 2020, Boston a adopté une ordonnance interdisant l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale. L’interdiction vise la police de Boston et autres services municipaux, dès lors qu’il est prouvé que les systèmes existants identifient mal les personnes de couleur à un taux d’erreur élevé. Il existe cependant quelques exceptions, notamment celle de ne pas priver la ville de Boston ou ses officiers d’utiliser des preuves relatives aux investigations de certains crimes spécifiques prises par des systèmes de reconnaissance faciale, du moment que ces systèmes ne leur appartiennent pas et n’ont pas été mis en place à leur demande.

Nous pouvons également prendre l’exemple de New York City. Le 15 juillet 2020, la plus grande ville et force de police du pays, la ville et la police de New York (NYPD), a adopté une loi intitulée Public Oversight of Surveillance Technology (POST) Act. La loi exige la déclaration et l’évaluation des technologies de surveillance utilisées par la police de New York. Le ministère sera tenu de publier une politique d’impact et d’utilisation de la surveillance concernant ces technologies. Cette politique comprendra des informations sur les technologies de surveillance telles que la description et les capacités, les règles, les processus et les directives, ainsi que toutes les mesures de sauvegarde et de sécurité destinées à protéger les informations recueillies.

11. Pourquoi est-il nécessaire que la réglementation encadre mieux l'utilisation de ces systèmes ?

L’usage de la reconnaissance faciale dans l’espace public à des fins de police présente des avantages indéniables pour améliorer la sécurité des populations. Mais cette technologie suscite des interrogations et craintes en raison de son potentiel liberticide et d’achèvement de société de surveillance.

Il convient donc de rechercher les points de vigilance pour encadrer légalement et avec pertinence son usage par les forces de police dans l’espace public. Pour ce faire, il faut déterminer les usages appropriés de cette technologie, s’assurer de leur légalité et acceptabilité sociale pour en garantir la légitimité.

La vie privée n’est pas un droit absolu. La législation sur la protection des données au Canada, ainsi que dans d’autres juridictions, établit un équilibre entre le droit à la vie privée des individus et les préoccupations sociétales plus larges. Si une balance des intérêts entre vie privée, liberté, d’une part, et sécurité, d’autre part peut être établie, il faut en préciser les critères et décider collectivement où établir la balance des coûts / avantages.

Il faut aussi que les lois sur la protection de la vie privée et des renseignements personnels soient suffisamment fortes en soi pour garantir un minimum de protection. Or, les lois canadiennes et québécoises datent d’il y a 20 ans et sont loin d’être adaptées à la technologie d’aujourd’hui, a fortiori s’agissant de technologies intrusives comme la reconnaissance faciale dans l’espace public qui peut conduire à la surveillance généralisée et la perte d’anonymat.

Chaque fois qu’il faut trouver un équilibre entre les besoins des individus et ceux de la société, l’élaboration d’une législation est le meilleur moyen d’atteindre cet équilibre, a fortiori s’agissant de moyens mis à la disposition des forces de l’ordre et du recours à des technologies particulièrement intrusives pour les droits et libertés.

 


Ce guide a été préparé dans le cadre des travaux de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA)  soutenus par les Fonds de recherche du Québec (FRQ).

CHERCHEUR RESPONSABLE du projet

  • Céline Castets-Renard, professeure titulaire à Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, titulaire de la Chaire IA responsable dans un contexte global et coresponsable de l’axe Relations internationales, action humanitaire, droits humains de l’OBVIA

RÉDACTION

  • Émilie Guiraud, auxiliaire de recherche à l’OBVIA et étudiante en droit à l’Université Laval.

Illustrations

  • Étienne Renard
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